PORTRAIT D'EUGÈNE POTTIER (1816-1887)
par Ernest Museux en 1910
"Il est assurément peu de gens, surtout parmi le monde des prolétaires, des artisans obscurs des faubourgs, de ceux qui travaillent et qui peinent, ceux dont les mains sont noires pour gagner le pain blanc, il en est peu qui méconnaissent "l'Internationale", cette Marseillaise de la misère, ce cri de révolte farouche, cet hymne superbe qui contient toutes les rancoeurs, en même temps que toutes les aspirations des déshérités.
Or, combien en est-il qui ignorent quel est l'auteur de ce chant annonciateur des définitives victoires populaires? Combien en est-il, hélas ! qui ne connaissent même pas le nom d'Eugène Pottier ?
Et pourtant, Eugène Pottier fut l'incarnation parfaite du "Poète du peuple".
Nul, mieux que lui, n'a su fouiller profondément l'âme des foules, nul n'a su, comme lui, lire dans le coeur primitif du peuple, nul n'a si bien interprété les misères des pauvres gens, nul enfin n'a trouvé d'accents révolutionnaires plus indignés.
Car l'oeuvre généreuse de Pottier ne secompose pas de simples complaintes qui, sur l'air d'une scie connue, déplorent des événements en les commentant ; s'il en était ainsi, le chansonnier n'aurait pas mérité la reconnaissance à laquelle il a droit. Au contraire, ses chants clament les espoirs prolétariens et leur lyrisme enthousiaste et vengeur emprunte le ton d'un réquisitoire implacable contre l'antique et marâtre société, exterminatrice d'hommes, tueuse de consciences et de bonnes volontés, flagorneuse envers les puissants, autant qu'inexorable pour les faibles ; ils le frappent à la base à coup de bélier, pour la faire croûler dans sa fange, avec ses dieux, ses prêtres, ses croyances et son or, et pour qu'un jour les hommes libres d'entraves oublient ces temps d'ignominie qui sont les nôtres.
Ses aspirations à la vie sont larges, grandes, nobles, humanitaires ; chacun de ses chansons est une revendication sociale ; chacun de ses courts poèmes met à nu une plaie vive et saignante du Peuple. Il montre la gangrène quidévore et tue la classe ouvrière et il voudrait trouver un remède à ce mal chronique et sans pitié.
C'est pourquoi Eugène Pottier, en chantant les misères populaires, a tant de sanglots dans la voix !
D'aucuns trouvent ces couplets tristes et lugubres. Peut-il donc en être autrement ? Le malheur est-il drôle et peut-il inspirer des motifs d'ariettes ou de gaudrioles ?
D'autres les ont trouvés terribles, empreints d'exagération. Quant à cela, non ! et ceux qui ont formulé pareilles critiques ne se sont jamais rendu compte de ce pouvaient être la Mistoufle et son cortège obligé : la famine, la maladie, le désespoir. Ils ignorent ce que c'est que le pain qui manque, la fièvre qui brûle et les souliers qui prennent l'eau !
Enfin, ces critiques au petit pied n'ont pas l'âme élevée, le grand coeur et la sereine pitié du poète.
Et lors même qu'il en serait ainsi ? Dans certains cas graves, les médecins n'emploient-ils pas, pour vaincre des maladies rebelles, des moyens énergiques qui, par la commotion qu'ils déterminent, rendent le malade à la santé ? De même, Pottier connaissait le malade, c'est-à-dire le peuple, et il a écrit ses chants pour secouer son apathie, réveiller ses idées de justice et faire naître en lui les ferments de révolte et de colère qui déterminent les grandes choses.
Indépendamment de cela, Eugène Pottier fut un homme foncièrement bon, un ami sin cère, un véritable philanthrope, un grand citoyen, un révolutionnaire intègre, un esprit au service de la vérité.
Il était un des chefs de la Commune en 1871, et il s'y est con duit en honnête homme, risquant sa vie pour ses concitoyens : c'est un noble courage que l'on doitrespecter ; Pottier est resté pendant la bataille et après la défaite ce qu'il était auparavant. A la veille de sa mort, il s'honorait encore d'avoir été communard et il ne craignait pas de dire à ses amis : "Si la France est aujourd'hui en République, c'est à la Commune qu'elle le doit."
L'histoire impartiale dira un jour, en rendant hommage et justice aux martyrs de la foi politique, ce qu'on doit penser du rôle joué par Pottier pendant les terribles événements du second siège de Paris.
Ernest Museux, Portraits d'hier, 1910.